L’Islandais et les mouchoirs en papier

© Ragnar Kjartansson

Ce n’est un secret pour personne j’aime l’Islande. Quand le Musée des Arts Contemporains de Montréal programme une exposition immersive dans trois oeuvres de Ragnar Kjartansson, qu’une inconnue dans la foule un soir de débat féministe m’en parle en termes élogieux, que le gaillard fait sa promo nu dans sa baignoire, toussa… Bref. Je suis allée voir cette exposition.

Prends ton temps, lecteur, tu sais que mes retours d’expositions sont souvent longs. Ce fût le cas pour l’exposition sur le Nu Masculin au Quai d’Orsay, autant que pour celle sur le Tatouage au Quai Branly, toutes deux à Paris. Pourquoi faut-il toujours que je voyage pour aller au Musée ?

Les mouchoirs en papier

J’ai toujours un paquet de mouchoirs en papier dans mon sac à main, et ce , pour deux raisons. La première : dès que je mange, j’ai le nez qui coule. Au point que mes proches ont désormais le réflexe, trois minutes après le début du repas, de me tendre un kleenex. Je suis très très allergique au monde.

La deuxième est que j’ai facilement la larme à l’oeil. Très facilement. Depuis les spectacles d’école de ma meute au salut du tomber de rideau, depuis le journal télévisé aux films de filles, depuis les jours d’anniversaire au chant de la Brabançonne d’avant match de foot.Je suis hypersensible et émotive, voilà. J’avoue avoir à peu près renoncé à contrôler ces moments, depuis cet énorme sanglot qui m’a prise à New York, le mois passé, en assistant à une messe gospel dans une petite église de East Village.

Parmi les trucs qui me bouleversent, j’ai toujours eu un faible pour les créations collectives, ces moments où des gens, quidams, artistes, mômes, gens créent ensemble quelque chose qui les englobe et les dépasse.

Autant te dire que l’expo consacrée à l’oeuvre de Ragnar Kjartansson m’a laissée l’oeil humide et la narine reniflante. Mais digne, toujours.

L’affiche, immense est interpellante : l’homme dans son bain joue de la guitare. Une campagne sur les écrans d’affichage du métro me chatouille encore un peu plus : le barbu et sa guitare dans la salle de bain, l’accordéoniste dans le petit salon, face au jardin.

Le Musée des Arts Contemporains de Montréal, tu ne peux pas le rater : il est en toute logique situé sur la Place des Arts, pas très loin de la Place d’Armes. L’accueil est comme toujours ici parfait et les toilettes propres et gratuites (on ne dira jamais assez combien des toilettes propres et gratuites, c’est fondamental pour le touriste qui vadrouille tout le jour).

L’art ? J’y viens.

Sorrow found me when I was young…

La première installation est comme un rêve. Une salle de cinéma, deux canapés, un écran qui fait tout le mur. Un concert, filmé en 2015 : la prestation exceptionnelle du groupe The National, dont les six musiciens vont jouer six heures durant, une et une seule chanson, en boucle. La chanson s’appelle Sorrow, la prestation orchestrée et filmée par Kjartansson A lot of sorrow. Et déjà, les paroles me clouent au divan, moelleux s’il en est.

Sorrow found me when I was young

Sorrow waited, sorrow won

Sorrow they put me on the pill

It’s in my honey, it’s in my milk

L’Islande est un pays où le taux de dépression est très élevé, et la consommation de médicaments proportionnelle. La mélancolie de cette chanson traverse les os. Et six heures durant, ils vont la jouer et la rejouer, ensemble, changeant un tout petit quelque chose à chaque fois, comme on pleure longtemps après une rupture, tu vois, en grattant la croûte pour que revienne le goût du sang, comme on soigne ses gros chagrins en pleurant. Il n’y a rien de mécanique dans cette répétition, il y a une forme de désensibilisation, tu vois ? Habituer le corps au chagrin, pour qu’il n’y réagisse plus… Six heures.

L’installation suivante m’a du coup laissée fort insensible, j’avoue. Quatre écrans qui se répondent, quatre scènes en cours de tournage, qui se répète inlassablement, cherchant sans doute une perfection qui n’existe pas. Déjà, dans la position du spectateur, ce changement : on passe de un à quatre écrans, aux quatre coins d’une pièce… Il n’est plus possible de tout voir. Tu dois renoncer à un voire deux écrans si tu veux comprendre un peu ce qui s’y passe. Ou s’asseoir au centre, et se laisser submerger. J’ai renoncé.

Once again I fall into my feminine way

Et puis la troisième installation.The Visitors. Celle de l’affiche.

Neuf écrans, sept le long des murs, et deux dos à dos au centre. C’est clair, il faudra faire des choix. Accepter de ne pas tout voir. Ou rester très longtemps.

Le principe est simple : huit amis musiciens s’installent dans huit pièces d’une même maison. Ils ne se voient pas. Chacun est dans une pièce avec une caméra, un micro, et un casque qui diffuse le mixage de toutes les performances en simultané. Quelques autres sont à l’extérieur de la maison. Ils vont jouer, une heure durant, sans se voir, une partition commune en trois temps, reposant sur ces deux phrases musicales :

Once again I fall into my feminine way

et

There are stars exploding around you and there’s nothing nothing you can do

-Ce qui me rappelle un texte écrit dans une autre vie sur le film Melancholia, de Lars Von Trier. Mais c’est une autre histoire-

Sur chaque écran, une pièce, un musicien, avec un ou deux instruments, comme un Cluedo musical géant… Impossible de savoir ce que dit la partition, mais la magie fonctionne. Quand la musique commence, ma gorge se serre… Ces gens là sont en train de faire une petite merveille, un bijou de musique et d’intelligence, avec une écoute et une émotion rarement égalée. Et Ragnar dans sa baignoire a aussi la gorge qui se serre, par moment. On la voit frissonner sur ses bras, on la voit troubler ses yeux.

C’est la plus belle heure que j’ai passée dans un musée depuis longtemps.

Et les mômes qui visitent le MAC sont eux aussi captivés par l’installation, ça fonctionne du tonnerre. Et heureusement, ils ne restent que 15 minutes.

Alors on bouge un peu : qui va se taire, qui va jouer ? Qui va s’arrêter le premier ? Est-il totalement nu dans sa baignoire ? Qui est cet homme immobile au premier plan qui semble dormir ? On dirait un gardien du temps, précieuses minutes où ne comptent plus que le lieu et l’instant de la création, qui se recompose sous nos yeux.

Le Cluedo musical se poursuit dans ma tête, et me rappelle les douces heures de création musicale improvisée, par les Namurois magnifiques de Vendredi 13, composition hélas dissoute aujourd’hui. Ou encore ces heures imaginées , le rêvée souvent, des bandes d’amis qui se louent une maison et y vivent un été magique. Malheureusement, mon expérience raconte que les vacances en groupes comme les colocations improvisées, finissent souvent avec plus de conflits sur la vaisselle ou les mômes grognons que de magies partagées. Mais peut-être qu’avec le temps, on sait mieux reconnaître ceux avec qui le voyage sera magique ?

Je suis rentrée, je chantonne encore, en écoutant tout ce que je trouve sur ces deux phrases musicales, écoutées pendant plus d’une heure, en boucle, sans la moindre lassitude.

J’avoue, je n’avais jamais entendu parlé de Ragnar Kjartansson avant de voir cette affiche. Par contre, Sigur Rós, dont le claviériste est un des Visitors, Sigur Rós est dans mon kit musical de survie, avec plus d’un chef d’oeuvre.

C’est parfois dans ces instants suspendus qu’une oeuvre se révèle. Le piano qui s’emballe, ou le violoncelle qui prend puissance entre les cuisses de la femme à la voix douce. Oh oui, c’est une bien belle exposition.

Tu veux visiter ? Te faire une idée ? Tout est là, ou presque… Car la magie, c’est à Montréal qu’elle se vit.

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